Yoshiko est à genoux sur ma gauche, l'homme est sur ma droite, son arme levée vers Yoshiko qui est en train de vider le contenu de nos sacs au sol. J'aurais dû faire plus attention, j'aurais dû être davantage sur mes gardes et il nous a piégés. Il a réussi à nous coincer et il est en train d'évaluer ce que nous possédons pour pouvoir nous dépouiller. Plus les secondes passent, plus je sens la peur de Yoshiko, plus ma propre crainte se fait présente : crainte que nous perdions tout ce que nous possédons, qui peut sembler beaucoup comparé à d'autres mais qui nous est nécessaire pour survivre. Véritablement nécessaire. Un sourire carnassier étire les lèvres sales de l'homme quand il voit justement ce que nous possédons : de la nourriture, de quoi nous soigner et surtout pas mal de munitions. Il faut dire que j'ai pris tout ce que je pouvais emporter avec moi quand j'ai quitté la base militaire alors forcément, il y a de quoi faire. Il ordonne à Yoshiko de tout remettre dans les sacs, qu'il va tout prendre et c'est là que je fais un pas en avant vers lui. Aussitôt, il lève son arme vers moi et je lève les mains en l'air.
« Fais pas le con
Padre. »
Je crispe la mâchoire en l'entendant m'appeler de cette façon car ça n'a rien de respectueux, bien au contraire. La façon dont il le dit...
« J'ai pas envie de buter un prêtre ou une nana mais j'hésiterai pas alors essaye rien. Faut qu'tu sois raisonnable.
-
Laissez-nous au moins un sac. Laissez-nous au moins de quoi manger et des munitions. On ne survivra pas si vous nous prenez tout.- C'est la loi du plus fort. Si vous êtes trop faibles pour survivre, c'pas mon problème.
-
S'il vous plaît... »
Yoshiko aussi s'en mêle et le supplie soudain. Il détourne son arme de moi pour la pointer de nouveau sur elle. Je refais un pas en avant et il lève sa main vers moi.
« T'avances encore et je la bute. »
Je hoche la tête.
« Toi, remplis les sacs. »
Et Yoshiko s'exécute. Je la regarde faire du coin de l'oeil, saisissant pleinement la délicatesse de la situation mais surtout ce que cela implique si je le laisse faire.
« Vous voyez ? C'est quand même plus simple quand vous êtes raisonnables. » il balance à notre attention.
C'est là que le déclic se fait dans mon esprit et mon geste est vif, rapide : je dégaine mon arme à feu que je pointe sur le lui.
Instant de flottement alors qu'il tourne son regard vers moi.
«
Lâche ton arme et pars. Maintenant. »
Il écarquille les yeux.
« Putain j'y crois pas, t'es même pas un prêtre en fait ?
-
Si... Mais j'étais aumônier militaire avant tout ça. Tu sais ce que c'est ?- J'suis pas débile
Padre.-
Bon, alors tu sais que j'ai eu un entraînement militaire. Tu sais que je sais me servir de cette arme et je n'hésiterai pas à m'en servir. Je n'hésiterai pas à tirer si tu ne pars pas.- J'te crois pas. Tu tireras pas. La vie c'est sacré pour vous non ?
-
Oui, c'est vrai. La vie est sacrée pour moi et c'est pour ça que je t'offre cette chance de t'enfuir. Pour que tu puisses vivres mais si tu ne pars pas... »
Un silence. Je fronce les sourcils.
«
Sa vie à elle c'est tout. Alors pars. S'il te plaît... Ne m'oblige pas à te tuer... »
Puis plus rien. Nous nous observons en silence pendant un moment et il y a cet instant où il esquisse ce geste pour relever davantage son arme vers Yoshiko. C'est là que je tire. Il s'effondre. Je reste un instant sans bouger puis ma vue est bientôt brouillée par les larmes. Je perçois la silhouette de Yoshiko se redresser et je me détourne d'elle pour vomir le peu que j'ai dans l'estomac. Ses mains se referment avec force sur mes épaules.
Je viens de prendre la vie d'un être humain.
Je viens de franchir une limite impardonnable.
† † †
J'observe Yoshiko sans rien dire, mon regard allant et venant de son visage aux lanières du sac à dos qu'elle porte. Nous ne sommes pas censés partir avant au moins une bonne heure alors qu'est-ce qu'elle fait avec son sac à dos ? Je ne comprends pas. Je ne saisis pas. Alors je demande. Bien sûr que je demande.
« Je pars. » elle m'annonce sans préambule.
Je pourrais comprendre qu'elle part chercher du gibier ou autre mais non, je comprends qu'elle part, définitivement. Je le sais que c'est bien cela dont il s'agit. D'un départ définitif. Je le sais. Alors...
«
Quoi ? Pourquoi ?- Parce que je t'aime. Et parce que tu m'aimes toi aussi. »
Plus les secondes passent et moins je comprends. Nous nous aimons, c'est un fait. Que nous soyons séparés n'a jamais rien changé à ça et encore aujourd'hui, cet amour qui nous lie, nous ne le vivons pas, nous ne le partageons pas car je ne peux pas me détourner de Lui. Elle le sait. Je le sais. Quand nous avons décidé de faire route ensemble et de survivre ensemble, c'était en sachant qu'il ne se passerait rien entre nous. Alors...
«
Je ne comprends pas. Je pensais que les choses étaient claires entre nous, que tout allait bien... »
Mes pensées prennent forme.
« C'est le cas. »
Elle s'approche de moi
« Mais ton amour pour moi te pousse à faire des choses que tu ne ferais pas sinon... »
Elle marque un silence alors qu'elle s'arrête tout près de moi en plantant son regard dans le mien.
« Tu as tué trois hommes à cause de moi. »
Les larmes me montent aux yeux et je me retrouve incapable de les ravaler. Incapable de les cacher. Oui, j'ai tué pour la protéger, c'est vrai. Elle aussi pleure.
« Et si moi je te suis reconnaissante de ce que tu as fait pour moi, je sais que ça te hante Mason.
-
Je vais bien. »
Mensonge éhonté.
« Vraiment ?... » elle souffle en posant ses mains sur ma taille.
Je hoche la tête péniblement.
« Menteur... »
Et là, elle glisse sa main droite dans mon dos et à peine le fait-elle que je me crispe et laisse échapper une exclamation de douleur : elle appuie là où le fouet de corde a frappé. Elle garde son regard plongé dans le mien.
« Tu croyais vraiment que je ne m'en rendrais pas compte ? »
Mes lèvres tremblent, je baisse le regard honteux.
«
Je te demande pardon... »
Sa main quitte mon dos pour se glisser dans ma barbe et me forcer à relever mon regard vers elle.
« Non, tu n'as pas à me demander pardon. Tu te punis assez comme ça, tu ne crois pas ? »
Je ne réponds rien. Que pourrais-je bien lui dire ? Ce sont des choix que j'ai faits. J'ai choisi de tuer pour la protéger. J'ai choisi de me punir parce que j'ai tué. Je dois vivre avec. Elle me regarde un moment en silence puis secoue doucement la tête droite à gauche.
« Tu te perds Mason... Comme tu te perdais à cette époque... »
Je sais à quoi elle fait allusion et je secoue la tête, ma main se refermant sur la sienne.
«
Non, ça n'a rien à voir...- Mais si... Et je ne peux pas laisser faire. Je ne veux pas laisser faire. Alors je vais m'en aller.
-
Je ne l'accepte pas.- Tu n'as pas le choix. »
Non... Tout ça est de la folie. Elle ne peut pas partir. Je ne peux pas la perdre, c'est impossible. Tant pis si je me perds moi.
«
Je t'en prie... Il doit bien y avoir y un moyen pour qu'on continue de faire le chemin ensemble, pour qu'on ne se sépare pas.- Il y en a un. »
Me voilà pendu à ses lèvres.
« Dis-moi que tu ne ferais pas n'importe quoi pour moi. Dis-moi que même si je suis en danger, tu ne tueras plus jamais qui que ce soit. »
Ma bouche s'ouvre puis se referme et ce à plusieurs reprises. J'essaye de le dire, j'essaye de prononcer les mots mais ils ne viennent pas tout simplement parce que je suis incapable de les prononcer. Je suis incapable de lui dire une chose pareille. Je tuerais pour elle... Encore et encore... Quitte à me perdre en chemin mais oui, je ferais tout pour la protéger. Elle esquisse un sourire triste en posant ses mains sur mes joues.
« Je m'en sortirai. Tu m'as appris beaucoup de choses Mason... Je m'en sortirai. Et toi aussi tu t'en sortiras. »
Je la regarde en silence pendant un moment puis, je glisse mes mains sur ses joues avant de poser mes lèvres sur les siennes. L'étreinte est forte, intense, inoubliable mais bien trop fugace à mon goût. C'est elle qui recule légèrement ses lèvres, qui met fin au baiser, bien qu'elle garde son front posé contre le mien. Je sens son souffle sur mes lèvres alors que je garde les yeux fermés.
« Faire ça ne me fera pas changer d'avis, au contraire...
-
Je sais... Ce n'est pas pour te faire changer d'avis que j'ai fait ça... »
Car je sais qu'elle ne changera pas d'avis et que je ne peux pas la forcer à rester.
«
Je voulais juste... »
Mais rien. Je n'ajoute rien. Je dépose un tendre baiser sur son front et replante mon regard dans le sien.
«
Ne meurs pas.- Toi non plus. »
Et ce sont les derniers mots que nous échangeons. Je la vois partir. Je la vois s'éloigner. Je la vois me quitter.
Elle me laisse seul avec moi-même.
Et Lui.